OTTAWA - La promesse-surprise de Paul Martin
d'abolir la clause dérogatoire contenue dans la Constitution
canadienne dérange dans les rangs libéraux. Plusieurs
députés et même un ancien responsable du programme
électoral du PLC considèrent qu'il s'agit d'une mauvaise
idée qu'il faut combattre.
Quatre députés libéraux
interrogés par Le Devoir hier n'ont pas hésité
à critiquer leur chef. Ils désirent conserver cette
fameuse clause. Surtout, ils ne digèrent pas de n'avoir pas
été consultés avant que cette nouvelle promesse,
sortie de nulle part selon eux, soit faite sur les ondes des réseaux
de télévision anglais lundi soir.
«Comme tout le monde, j'ai été sidéré
d'entendre cela au débat. Normalement, cela devrait être
discuté au sein du parti avant. Je ne sais pas d'où
ça sort», raconte Tom Wappel entre deux séances
de porte à porte.
Ce n'est pas Akaash Maharaj qui va le contredire.
Président de la Commission politique du PLC de 1998 à
2003, il a à ce titre rédigé [avec six autres]
le programme électoral du parti en 2000. Il n'avait jamais
entendu parler de cette idée avant lundi soir. Il
a signé hier dans le National Post un texte d'opinion où
il met en doute l'«infaillibilité» des juges
de la Cour suprême.
«Tout comme les 308 députés
de la Chambre des communes peuvent parfois collectivement errer,
les neuf juges de la Cour suprême peuvent aussi parfois vaciller,
écrit-il. En définitive, toutefois, le Parlement a
quelque chose que la Cour suprême n'a pas : un mandat démocratique
et l'obligation de rendre des comptes à la population.»
Il explique en entrevue avec Le Devoir qu'il devait prendre la parole
parce que «le parti doit être la conscience du gouvernement,
pas une aile du gouvernement». Il soutient avoir reçu
des courriels de deux députés et de «plusieurs
sénateurs» qui l'approuvent.
«Je ne sais pas d'où ça
vient. Cela m'a pris par surprise», confie Joe Comuzzi aussi.
Il ne s'oppose pas catégoriquement à l'idée
de laisser à la Cour suprême le dernier mot en ces
matières de droit, mais il voudrait alors avoir un droit
de regard sur sa composition. «Il serait plus logique de revoir
d'abord le mode de nomination des juges à la Cour suprême
pour que ce tribunal soit plus représentatif de la population
canadienne.»
Son collègue ontarien Roger Gallaway croit plutôt «à
la suprématie du Parlement». Lorsqu'on lui demande
ce qu'il a pensé de la promesse de son chef, il éclate
d'un gros rire gras. «Si vous croyez à la suprématie
du Parlement, ce qui est mon cas, cette clause doit rester.»
Le député montréalais Massimo Pacetti croit
aussi que «c'est dangereux de ne pas avoir une autre option».
Il se dit «pas trop confortable» avec la proposition
de son chef. «On devrait en débattre. Est-ce un enjeu
vraiment important ?» M. Pacetti, qui tente de se faire réélire
dans Saint-Léonard-Saint-Michel, ne voit pas en quoi cette
promesse pourrait convaincre qui que ce soit de voter libéral
aux élections du 23 janvier prochain. «Ça n'a
pas animé personne, personne ne le comprend, moi, je ne le
comprends pas. Le débat constitutionnel, ça n'allume
personne nulle part.»
Débat constitutionnel. Le mot est lâché. La
clause dérogatoire est contenue dans la Charte des droits
et libertés. Si un gouvernement désire adopter une
loi empiétant sur certains droits, il n'a qu'à évoquer
cette clause dans le texte législatif pour se soustraire
à l'application de la Charte. Les quatre experts constitutionnels
consultés par Le Devoir cette semaine sont d'avis qu'un tel
changement ne pourrait se faire à la Chambre des communes.
Ottawa devrait aussi obtenir l'appui de sept provinces représentant
au moins 50 % de la population canadienne. Paul Martin a indiqué
que ce n'était pas l'avis qu'il avait reçu.
Cet avis contraire vient du doyen de la faculté
de droit Osgoode Hall de Toronto, Patrick Monahan. En entrevue,
le professeur Monahan précise sa pensée. Ottawa pourrait
agir seul en votant un «statut ordinaire» dans lequel
il dirait que le gouvernement fédéral n'a pas le droit
d'utiliser la clause dérogatoire. «Vous ne changeriez
pas le phrasé de la section 33 [la clause elle-même]
de la Constitution», précise-t-il. Il ne s'agirait
donc pas d'un changement constitutionnel comme le chef libéral
Paul Martin l'a prétendu.
«Ce statut pourrait être changé
par un futur gouvernement. Parce que si le Parlement fédéral
peut l'adopter seul, le Parlement fédéral peut le
changer seul. Ce que ça ferait, toutefois, c'est de placer
un obstacle additionnel avant de pouvoir utiliser la clause dérogatoire
et cela comporterait un certain prix politique.»
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